Voile acté

 
 
Dans la partie Nord du domaine de la Mariée, se trouve ce que Duchamp appelle "L'Inscription du haut"  

Cette inscription est constituée d'une ""Sorte de Voie Lactée couleur chair entourant inégalement densément les 3 pistons", ces derniers consistant en trois ouvertures carrées appelées "Pistons de Courant d'Air" ou "Filets". "Le courant d'air est une force. Si on la capte, elle peut servir à actionner un piston"". [M.D. & A. S.  P151 (3)]   

Que sont ces "Pistons de Courant d'Air" (1914)  
Il s'agit dit  Duchamp  de... ""Trois photos d'un morceau de tissu blanc" - un morceau de gaze tendu devant une lucarne ouverte, "accepté et refusé le courant d'air" qui pénètre dans la pièce et agite l'étoffe [...] "J'ai voulu enregistrer les changements de cette surface carrée et utiliser dans le verre les courbes des lignes déformées par le vent. J'ai choisi la gaze à cause de ses lignes naturellement droites, comme dans du papier quadrillé. J'ai pris des photos pendant que le courant d'air agitait la gaze afin d'obtenir la déformation du quadrillage. C'est l'unique photo qui me reste des trois que je pris à ce moment là"" [M.D.] [in A. S. P151]...  
Autrement dit les "Pistons de Courant d'Air - 1914" sont  ce que Arturo Schwarz, après Ulf Linde nomme à juste titre un "voile acté"   

Mais que font là ces pistons de courant d'air et pourquoi mettent-ils en jeu  un  quadrillage?   
Parce que la déformation d'un quadrillage est au coeur même de  la perspective. En fait, la plupart des manuels de perspective sont pleins de ces quadrillages qui se déforment linéairement (ennuyeusement) avec la distance.   
Ce que Duchamp étudie ici, c'est  la perspective qui résulterait de l'action du vent sur le quadrillage utilisé par l'artiste pour le tracé. En d'autres termes, il examine comment la perspective change lorsque ses lignes maîtresses, - ses lignes de champ pour ainsi dire - sont modelées  par la turbulence du vent.   
  
Certains objecteront que je passe ici les bornes et la  mesure. Peut-être bien. Mais quant à  la mesure, elle  ne me fera pas défaut puisque Duchamp  s'est donné la peine d'y pourvoir.   

Car en effet à  cette perspective courbe correspondent  des étalons de mesure courbes: "Pour en revenir à la première intention contenue dans les Stoppages-étalon" dit Arturo Schwartz, "l'idée de créer une nouvelle image de l'unité de longueur se retrouve dans plusieurs autres notes, et elle s'insère dans le projet d'organiser les lois et principes du Grand Verrc en une "physique amusante", selon laquelle le Verre existerait comme "réalité possihle en distendant un peu les lois physiques et chimiques". Nous avons noté précédemment quelques-uns des éléments dz cette physique amusante dans laquelle l'unité de longueur serait "le mètre diminué", comme Duchamp définissait les Stoppages-étalon".   

Et  les "Stoppages-étalon" sont bien du même monde que les "Pistons de Courant d'Air". En fait, on peut même dire que ce sont simplement des pistons de courant d'air unidimensionnels. Mais quant au reste, le hasard et le vent jouent le même rôle pour  ce qui  est d'insinuer le  ridicule dans  la métrique, tant il est vrai que le hasard est l'ennemi de tous les mètres.  

"Quant à sa seconde intention "la création de hasard en conserve", Steefel note que "les courbes des calibres sont des réceptacles de "hasard en conserve" et de "mouvement en boîte"". Lebel résume ainsi la question : "Duchamp nous laisse entrevoir les intentions qui Ie guident car, ici encore, sous les apparences d'une gageure, l'offensive se dessine contre la réalité logique. L'attitude de Duchamp est toujours caractérisée par le refus de se soumettre aux principes du réalisme prudhommesque et si ce refus s'exprime sous l'angle de la moquerie, la révolte ne s'en affirme que davantage, car elle entraîne dans l'incertitude du ridicule des vérités qu'il était jusqu'alors impossible de contester sans être aussitôt taxé de folie. La méthode de Duchamp, dans son apparente légèreté, s'avère donc subtilement machiavélique. En opposant des lois nuancées d'humour aux lois réputées sérieuses, il jette indirectement sur celles-ci un doute quant à leur valeur absolue. Il les repousse vers l'approximatif où elles ne forment plus qu'un système dont l'architecture risque de sauter aux yeux"" [in A.S.  P159/160]   

Le jeu auquel  Duchamp s'absorbe  en mêlant  hasard et dimensions s'arrête-t'il là ?  
Probablement pas. Car on peut sans trop de peine continuer l'analogie jusqu'en dimension  zéro: "Richard a établi un parallèle intéressant entre les 3 Stoppages étalon et les deux autres éléments en question: "les Tirés... sont des déviations d'un point - la cible. Les 3 stoppages-étalon... sont des modifications d'une ligne. Les formes des Pistons de courant d'air... des changements opérés dans un plan"". [R.H.][ in A.S.  P 154]   

Voilà qui montre que si les objets que crée Duchamp sont soumis au hasard, sa pensée, elle,  ne l'est peut-être pas autant...  
Mais maintenant, remontant l'escalier - nus que nous sommes, désormais - que verrions nous par analogie en dimension trois  puis quatre  ? Et cette question là, qui peut douter que Duchamp se la soit posée ?  

Et il semble que Duchamp suggère: "Voici une méthode grâce à laquelle on peut créer autant de sortes de perspectives que les hasards du vent le permettront". On peut voir maintenant combien la perspective du Quattrocento a soudain proliféré. Car au terme de cette succession de visions, ce qui reste là, flottant  dans la pensée, c'est quelque chose comme: "ne sont-ils pas étranges ces artistes qui se contentent d'une seule perspective quand un simple courant d'air peut en créer autant qu'on veut sans le moindre effort?"   

Ne peut-on pas dire que cette unique perspective propagée par le Quattrocento devrait être considérée comme l'une des plus insidieuses dictatures qui aient jamais été imposée à nos sens ?  
Et il se pourrait bien aussi que cela n'aille pas sans quelques conséquences sociales. Ceci parce que les "lignes de champ" de la perspective n'indiquent  guère rien d'autre que le chemin que doit emprunter notre esprit lorsqu'il se concentre sur un certain objet. Et bien sûr, il est de quelque importance de pouvoir contrôler ce processus, car qui contrôle ce processus contrôle le regard des hommes  

Résumons:  "les pistons de courant d'air" qui sont supposés être des "filets" forment donc "l'inscription du haut".  Le propos de Duchamp était donc d'écrire quelquechose et si nous voulons comprendre ce qui est inscrit là, il n'est probablement pas inutile de se de nous  souvenir  de ce qu'il pensait des mots et plus particulièrement de leur matérialité .  
Or, que voit-on ?  Une inscription comme le cadre d'une fenêtre ouverte  - ouverte non pas comme à l'ordinaire  sur cette  métaphore qu'est une représentation, mais bien  ouverte pour de bon sur le réel, sur ce réel qui constitue le fond même du Grand Verre - une inscription, nette, se détachant sur fond de  brume, et construite par les hasards de l'action des courants d'air sur un morceau de gaze. Est-ce là une manière d'écrire ?   

Peut-être... Peut-être bien...  
Peut-être s'agit-il de l'acte inverse d'écrire, qui consisterait, donc en une monstration de la réalité en ses oeuvres vives,  venant perturber la poussière et  le silence du grimoire et de ses enluminures.  

Ou bien encore peut-être s'agissait-il d'écrire:   
"Cette inscription, cette mémoire des choses où vous vous enferrez, que vous prenez au filet de votre perspective et par laquelle finalement vous voyez, est tout aussi hasardeuse que celle que je vous montre"   

"Point d'appui" (19xx) peignit  plus tard comme en écho Matta,   

Per-spectiva "regarder au travers"  

Oui, au travers de cette fenêtre même par quoi vous me lisez.   
- "La vision de l'utilisateur est un théatre" a écrit Alan Kay  qui l'inventa.   
- "Défenestrer les mondes" (1958) avait d'avance répondu Matta, prophétique  
 

 
 
 
 
 Notes  

"le mètre diminué" - et soit dit sans lacânerie, il s'agit bien ici pour Duchamp de diminuer le mètre.  

"mouvement en boîte" - et quant à la mise en boite  - toujours sans lacâneries - l'idée est donc fondamentalement la même que dans "Air de Paris", cette ampoule de verre emprisonnant  un peu de l'air de la plus grande ville de France. L'air - le vent - y symbolisant probablement  l'agitation française.  

"sauter aux yeux" - ou peut-être tout aussi bien   "exploser à la figure".