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"On a posé
les deux grandes plaques de verre à plat l'une sur l'autre dans
un camion. Le conducteur ignorait totalement ce qu'il transportait: sur
90 kilomètres, les plaques furent ainsi cahotées à
travers le Connecticut. Vous avez devant vous le résultat! Mais
j'aime ces fêlures parce qu'elles ne ressemblent pas à du
verre cassé. Elles ont une forme, une architecture symétrique.
Mieux j'y vois une intention curieuse dont je ne suis pas responsable,
une intention toute faite en quelque sorte que je respecte et que j'aime"
.
Pourquoi le Grand Verre est-il brisé ? Pourquoi
est-il brisé deux fois, à la fois dans le domaine de la Mariée
que dans l'Appareil Célibataire ? Pourquoi "A
regarder..." est-il aussi brisé ? Par une succession
de maladresses? Il se peut...
Mais on se surprend à rêver d'un Duchamp
songeant nuitamment à la manière de briser le Grand Verre
juste un peu, juste que ce qu'il faut. Et bien que cette
rêverie ne recoupe aucunement l'histoire, il est hors de doute que
Duchamp a bien été le type d'homme à risquer l'oeuvre
de toute une vie pour le bonheur de la parfaire, tout comme on peut conjecturer
qu'il puisse s'être donné aussi la peine de ne point la finir,
rien que pour en laisser ouverts tous les possibles dépassements,
ce que prouve l'assemblage de Philadelphie.
Quelque soit le type de hasard en cause, il faut bien
avouer que l'accident a beaucoup perfectionné ces oeuvres, en les
rendant; encore plus aptes à leur propos. Ceci parce que le fait
de briser un verre de la manière dont ceux -ci ont été
brisé, est encore une façon de créer un réseau
de lignes de fuite aléatoires.
Il s'agit là en quelque sorte de la confirmation
expérimentale de ce que Duchamp avait auparavant saisi plus théoriquement
dans les quadrillages aléatoires des "Pistons
de Courant d'Air'.
Et c'est là que Duchamp apparaît comme
beaucoup plus radical que d'autres chercheurs de perspectives comme M.C.
Escher. Escher aussi a travaillé sur des quadrillages et des réseaux
de lignes distordus, mais à la différence de Duchamp, il
n'y perçoit pas la dynamique du possible. Escher travaille en quelque
sorte en artisan, "idée par idée".
Sans qu'il soit question de ne pas rendre justice ici à l'homme,
ni à son oeuvre, on pourrait presque dire qu'Escher en reste au
niveau de la métaphore de la métaphore, et qu'il ne passe
pas au concept, n'invente pas la notion de perspective généralisée
et aléatoire, et donc n'en tire pas ainsi que Duchamp l'a fait de
conclusions à longue portée..
Ce qui devient visible avec Duchamp c'est l'unification
pratique du mouvement de la poésie d'une part, celui des images,
des métaphores, et du mouvement de la perspective au sens graphique
d'autre part. A suivre Duchamp assez profondément, assez loin, au
point - au risque peut-être - de le prolonger par continuité,
on en arrive presque à voir
qu'il est possible de créer autant de concepts, de classes, de types
de perspectives qu'il peut être créé d'associations
fortuites entre objets. Chaque image, chaque couple fertile d'objets qui
auparavant s'ignoraient (ou bien feignaient sournoisement de s'ignorer)
peut devenir l'amorce d'une perspective graphique, d'une façon de
voir et donc aussi de transformer
le monde, dont on peut donner des exemples un peu primitifs aussi bien
dans le jeu surréaliste de "L'un dans l'autre"
, que dans les transformations graphiques continues du "Morphing"
de nos ordinateurs, et un autre exemple encore un peu plus évolué
dans l'intérêt au moins intellectuel que porta un temps Asger
Jorn à cette branche de la Mathématique qu'on appelle la
Topologie, et qui précisément traite du classement des objects
selon la façon dont ils sont transformés par des applications
bijectives continues appelées homéomorphismes.
Ceci veut dire que Duchamp, en faisant littéralement
exploser l'acte de peindre et donc l'acte de voir, l'a conduit jusqu'à
ce point d'universalité à partir duquel la similarité,
ou pour mieux dire l'identité profonde des activités visuelles
et poétiques devient évidente. En d'autres termes, la vision
de Duchamp est plus proche d'une perspective unifiée de l'activité
mentale humaine que celle d'aucun autre surréaliste. Cette avance
théorique vertigineuse de Duchamp, qui pour l'essentiel est déjà
disponible vers 1925-1930, explique l'influence qu'il a exercé sur
les mouvements d'avant-garde qui ont suivit. En particulier - que cela
se soit fait de façon occulte ou consciente - sur les débuts
de l'Internationale Situationiste.
Ainsi, le couple de concepts situationistes détournement/récupération
peut être considéré comme une application presque immédiate
de ce concept de perspective généralisée qui affleure
presque partout chez Duchamp, à cela près qu'il se trouve
appliqué cette fois au domaine politique, chose à quoi Duchamp
ne se serait probablement pas essayé.
Aussi peut-on justement dire que le détournement
consiste en l'acte de placer ce qui se trouve là dans la perspective
de la liberté radicale, tandis que l'acte contraire de récupération
consiste à placer les créations de la liberté radicale
- et il n'en est point d'autres - dans l'absence
de perspective du Pouvoir.
Et c'est probablement la raison pour laquelle, Guy
Debord, dans l'un ou même plusieurs de ses derniers livres ("Commentaires
sur la Société du Spectacle" ou "Panégyrique")
indique que quelque soit l'ardeur mise par agents du Pouvoir (qu'ils se
sachent tels ou non) à simuler l'existence d'une activité
oppositionnelle à l'ordre existant, leur ennemis pourront toujours
les reconnaître assez aisément à leur absence de
perspective.
Ce qui révèle le Pouvoir tel qu'en lui
même dans la perspective du Quattocento, c'est à dire, comme
platitude et finitude essentielles, et c'est à dire
encore, comme ce qui ne saurait durer, la perspective étant
par essence l'art du temps.
Quant à Duchamp, qui prit la peine de ne rien
clore, il nous a laissé en pleine liberté, la pendule de
profil : "Il pressentait parfois dans l'oeuvre
inachevée, quelque chose de plus, un degre de chaleur que dans le
produit fini on ne pourrait de toutes facons ni retrouver, ni modifier,
ni perfectionner" [A.S. P 174]. |
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