Uneasiness in civilisation

Malaise dans la civilisation La litote freudienne selon laquelle l'Art ne serait que sublimation de la sexualité a fait long feu. Dès que l'on restitue à l'Art le sens qu'il a eu jusqu'au dix-huitième siècle, on aperçoit la légèreté d'une théorie de l'art comme sublimation.

Ainsi ne semble-t'il pas qu'il soit venu à l'idée de Freud de considérer les arts de la table étaient une sublimation de l'énergie sexuelle, autrement naturellement tournée vers la consommation de chair crue plus ou moins fraiche, de racines plus ou moins propres, de graines plus ou moins moisies, ou de fruits plus ou moins amers, d'eau plus ou moins fangeuse. Mais il suffit que des macaques japonais confrontés à un nouveau milieu aient eu le soin d'apprendre à laver leurs aliments pour que les arts de la table se trouvent enracinés dans le règne animal.

La logique aurait dû suggérer plus tôt que Freud en opposant le principe de réalité au principe de plaisir posait du même mouvement le principe de l'irréalité du plaisir. ll est surprenant de constater combien cette attitude d'un vieux Freud contredit au talent qu'il eut dans sa jeunesse d'exprimer combien au contraire la réalité du plaisir se laisse difficilement oublier.

Freud pose également que la réalité est dure. Un point de vue plus serein ou simplement moins réductionniste - celui de Sade par exemple - poserait bien plutôt que la réalité se contente d'être (de devenir) en une belle indifférence et ne se soucie pas davantage d'être dure que de ne l'être pas, d'où il résulte le plus souvent comme on sait, qu'il lui arrive parfois être dure, et parfois agréable et le reste du temps ni l'un ni l'autre.

Il faut se représenter combien une telle attitude est fille de son époque et en prolonge la barbarie. Elle aurait le plus probablement, et avec quelques raisons, fait rire le moindre libertin au 17 ème ou au 18 ème siècle. Il s'est trouvé qu'elle n'a pas paru ridicule après un siècle d'abrutissement victorien.

Aussi quant à la civilisation, Freud en a aussi traité selon ce qu'il avait sous les yeux. Prenant en compte l'extrême sauvagerie de l'exploitation du travail et constatant que presque aucune des civilisations antérieures au 19 ème siècle puritain n'avait réussi à faire pire dans la répression des plaisirs, il en est venu à identifier la répression de tous les plaisirs avec les progrès de la civilisation. De là à poser le plaisir comme l'état originel et sa répression comme une conséquence directe et inéluctable de la culture, dont il convenait d'atténuer les effets (ce qui est le but même de la cure psychanalytique), il n'y avait qu'un pas d'un rousseauisme conséquent.

L'inconvénient est que du même coup, la recherche du plaisir apparaissait désormais dirigée vers le passé plutôt que vers le futur, vers le retour, plutôt que vers le devenir. Cette perspective est en quelque sorte le résultat de la situation d'analyse, et dans cette situation, c'est effectivement la seule perspective qui soit réaliste, qui mène à quelque chose. L'ennui c'est qu'il n'y avait pas lieu d'en étendre la validité à la totalité du monde, sauf à considérer que le monde ne puisse se réduire à un vraiment très vaste divan, ce qui est la perspective qui peut effectivement résulter à la longue de la pratique quotidienne du métier d'analyste.

Cependant, cette perspective est tout le contraire de celle de Rimbaud selon laquelle l'amour est à réinventer puisqu'elle suppose que tout l'amour a déjà été inventé il y a longtemps, et qu'il suffirait en somme de retourner là.

Le point de vue exprimé dans ces pages consiste donc à inverser la litote freudienne en posant l'Art non pas comme le détournement de l'énergie sexuelle, mais plutôt comme la focalisation de l'énergie sexuelle vers son but (but qui n'est évidemment pas déterminé à l'avance puisqu'incidemment un des résultats de la sexualité est de produire des être neufs dont ils est normalement impossible de deviner ce qu'il adviendra).

L'art est bien l'indice d'un plaisir manqué, mais en ceci qu'il est la boussole où se cherche un plaisir réussi. Au lieu d'être le symptôme de l'incapacité à jouir d'un plaisir existant, il est au contraire le mouvement par lequel un plaisir qui n'était guère que piètre, mais ne se savait pas tel, se trouve dépassé en un plaisir accru, plus profond et plus riche, ou bien plus simplement et encore plus souvent, le mouvement par lequel un nouveau plaisir est créé.

Pierre Petiot - 1996-1997