Méfiez-vous quand Zazie vous montre des pierres, elles sont vivantes !
La première fois que j'ai vu Zazie faire entrer une statue dans son jeu, c'était l'un des personnages féminin d'une scupture monumentale du musée d'Orsay dont elle avait fait une photo. Elle avait remplacé la texture de la pierre par une jolie couleur chair, très douce, très convaincante, et puis, comme la statue originale était visiblement à l'agonie, elle avait ajouté un filet de sang coulant de la bouche superbe de la femme*. "Tu vois, me dit-elle, je l'ai rendue vivante !". Et j'avoue que l'idée de donner ainsi vie - une vie si évidement menacée surtout - à un être qui ne l'avait jamais eue, puisque né de l'imagination d'un sculpteur, m'a considérablement agité*.
Pour aller plus loin dans cette voie, il fallait d'autres sculptures, beaucoup d'autres, et lors d'une visite au cimetière du Père Lachaise à Paris, Zazie en a photographié de toutes sortes sur les tombes. Mais au fond, cela ne pouvait pas marcher. Il y avait un problème de principe car ces statues là avaient déjà eu leur vie et il est très difficile d'offrir une vie imaginaire à un être qui en a déjà eu une vraie.
Et puis de la vie, au Père Lachaise, il y en avait déjà beaucoup. Il y avait les visiteurs, les flâneurs, les chats, les amoureux*, le bruissement assourdi de la ville et de l'histoire et puis surtout, les arbres. Les arbres qui bousculaient les pierres tombales, renversant les croix, éventrant les caveaux, et menaçant jusqu'aux chapelles même, les arbres qui organisaient l'espace à leur manière, en un chaos souverain. De là, du fond des fissures sombres ouvertes par la vigueur des racines sont nées quelques chimères.
Et puis la ville.
Certes Zazie n'habite pas Paris, mais il n'est pas inexact de dire que Paris l'habite. Le carrefour Vavin surtout, où voici un peu moins de cent ans, tout est arrivé - ou presque. "Tu sais, parfois je m'assieds à la Rotonde, je ferme un peu les yeux, et je les vois...". D'où la nécessité, l'urgence, de se rendre au cimetière du Montparnasse voir la tombe ensoleillée de Man Ray et de Juliet. Et puis un peu plus loin, dans un autre coin plus ombragé du cimetière, sur fond de lierre, le bronze d'une pleureuse d'un autre siècle appelait un cliché en contre plongée. En arrière plan, incongrue dans tant de douceur, la tour la plus haute de Paris*.
Et donc, il a bien fallu se rendre là haut. C'était inévitable.*Comme il était inévitable que les regards d'Evi se portent d'abord et avant toute chose sur le cimetière qui gisait là en bas et son réseau de tombeaux et d'allées.
Là s'est opérée la fusion des deux aspects de la ville, fusion de l'architecture des vivants et de sa contrepartie, enclose dans des murs mais pas moins vivante et présente dès qu'on y prête un peu attention, qui est l'architecture des morts. Et du bruissant tissu qui les relie.
L'architecture funéraire s'inspire assez souvent de l'architecture ordinaire ou du moins en constitue un reflet plus ou moins déformé par les conceptions religieuses et les rites funèbres à la mode. C'est que l'ordre funéraire tente de prolonger ou plus exactement d'inscrire par delà la mort l'ordre social lui même, souci très comparable à celui qui agite l'urbanisme.
Je ne connais guère d'ouvrages consacrés à l'architecture qui se soient aventurés dans une étude comparative* de l'évolution de ces deux techniques. Aussi me bornerai-je simplement ici à faire observer que l'ordre qui se déploie au Père Lachaise avec ses caveaux de famille surmontés de chapelles en modèle réduit s'oppose sur bien des points à l'ordre plus moderne du cimetière du Montparnasse d'où les chapelles ont presque disparu.
Au Père Lachaise, ce sont des familles qui rivalisent par chapelles interposées d'un côté à l'autre d'une allée, tout comme elles s'affrontaient dans la vie réelle au travers du commerce, de la concurrence et puis généralement de l'étalage des richesses, tandis qu'à Montparnasse, cet ordre bourgeois du 19 ième siècle tend à s'émietter en sépultures individuelles qui reflètent la destruction de la famille et l'atomisation des rapports sociaux caractéristiques de la grande industrie.
Il reste que partout et toujours, dès que l'homme a su écrire et construire, il a gravé des noms dans la pierre, celle des villes et celles des cimetières. Et l'architecture, que ce soit celle des morts ou celle des vivants est donc de l'ordre de la textualité, de l'ordre de l'inscription. Le fond de l'architecture est la stèle. Et l'inscription est ce mouvement insensé de la chose qui se pose comme puissance et mémoire au delà et en dépit de la vie. Chose masculine donc.
Or que nous montre Zazie ? Des statues, c'est à dire de la vie pétrifiée et inscrite, mais si prodigieusement vivantes pourtant dans le mouvement ou l'alanguissement de leurs plaisirs, dans l'épanchement de leur tendresse que l'on ne peut manquer d'entendre leur rire, un rire liquide, immense comme une marée qui vient, non point subvertir mais plutôt submerger l'ordre inscrit dans la ville des vivants et des morts.
Rire dans lequel toute inscription s'embue, se voile et s'évapore. Rire sans nom, donc, et d'une indépendance si souveraine, qu'il ne saurait s'entacher d'humour ni d'ironie. Rien que cette joie autonome de la vie qui, telle les arbres du Père Lachaise, bouscule et fracture les caveaux et les chapelles où gisent les décombres des corps et des idées, mais qui pourtant ici a tout compris, tout retenu de la paix et des douceurs suaves de la mort.
Il fallait être femme pour oser et dire cela. Il fallait cette accointance particulière qu'ont souvent les femmes avec les tombeaux. Accointance que l'on pourrait croire restreinte à la trouble singularité de quelques unes, tant qu'on ne s'est pas avisé - par exemple - qu'il n'existe pas en Français de masculin pour le mot pleureuse*. Et que l'on aille pas croire que ce n'est là qu'une langue qui défaille... Les représentations de veuves ou de mères éplorées ont fait l'ornement ordinaire des tombeaux en maints endroits du monde et à maintes époques sans que le veuf en larmes ait jamais fourni matière à nourrir un sculpteur. .
Je dois dire que j'ai toujours un peu suspecté les pleureuses d'une hypocrisie redoutable. Mais la lecture du livre de Annette Weiner "Women of value, men of renown" sur la culture des îles Trobriand, m'a récemment fait voir les choses autrement. Il me paraît probable que les femmes ne sont pas tant là pour pleurer le défunt que pour le raccompagner. Pour rompre proprement les liens sociaux où sa vie s'était inscrite et le reconduire à l'innommable, à ce que les Trobriandais appelle le dala, et qui est quelque chose comme la substance de la puissance de continuité du germe commun aux membres d'un lignage. En d'autres termes il me semble que les pleureuses sont là pour ramener le défunt à la déraison, je veux dire à un domaine du réel qui est l'antithèse même de l'inscription, dans un mouvement opposé et symétrique de celui par lequel, mères, au travers de la conception et de la naissance, elle avaient porté un nouvel être de l'empire de l'innommable jusqu'à celui, social et raisonnable du nom. De là cette tendresse éperdue qui transparait dans toutes ces statues qui submergent les villes que nous montre Zazie, tendresse qui est entendement, confiance, plaisir et joie jaillis de la puissance polymorphe du germe jusque dans la mort même.
Naissance, mariage et funérailles... Les moments les plus fondamentaux de la vie humaine sont scandés par les femmes. Un soupçon de fierté masculine me souffle que quant à la mort, pour une fois, on aurait pu se passer d'elles. Mais elles en ont visiblement décidé autrement et depuis fort longtemps. Qu'y redire? Hors qu'il y a parfois bien de la douceur à se soumettre...