ou l'institution imaginaire de la sous-vie
A Jérome Bosch qui peignit si bien L'Escamoteur
"A n'entr'ouvrircomme un blasphème
Qu'absence éternelle de lit"
- Stéphane Mallarmé
"Can we successfully separate Sunday from a sextuple number of working
days ? Can we afford two ways of life, one devoted to beauty, to ideals, to
the good, the true but shut away within the narrow limits of the Sabbath
and the other one, of a huge scope, determined by the utilitarian and filled
with ugliness and sordidness" - Richard Neutra - Architect.
La religion s'institue dans ses génèses par cette fracture du temps qui bée sur la perte. Elle est
l'institution imaginaire de la sous-vie.
La religion consiste en cette manoeuvre stupéfiante, mêlant indissolublement l'escamotage et
l'effraction, d'une mise en pièces du monde d'où jaillissent tout armés les trois éléments de la Sainte
Trinité:
le Profane, soit ce qui paye infiniment et indéfiniment les pots cassés, matière d'un
manque si profond que toutes les richesses en sortent, bref, la Dette.
le Divin, soit la mort de l'unité, donc indissolublement son fantôme, être infini et indéfini
comme seul ce qui est mort sait l'être, l'objet comme l'objectif de toute vente, bref, la
Marchandise
le Religieux enfin, le lien ("religare"), soit cette glue qui se nourrit indéfiniment de
recoller les morceaux, le péage de la Totalité, bref, la Monnaie.
La religion est vraiment cette séparation en actes. Elle est cela à tout instant et doit l'être, l'étant en
somme essentiellement. Elle rien d'autre au fond que cette très ordinaire insinuation qui sème lazizanie pour vendre la conciliation. Un discours contempteur, un cancan, qui ne tire sa force que de
la taille de ce qu'il diffame.
A l'endroit, cela se présente comme une gesticulation de théâtre visant à reconstituer l'unité, mais
qui, par une sorte de malheur systématique n'y parviendrait pas vraiment. Ou plutôt, mieux, qui n'y
parviendrait jamais que pour un instant, celui du sacrifice, celui infiniment et indéfiniment précis du
rite qui brise l'unité à nouveau d'un mouvement qui la montre et la cache à la fois.
A cela, nulle malice, ni pudeur, ni mystère, ni dureté du réel, qui au pire s'indiffère et de la même
eau s'offre. Non, à cela rien d'autre que nécessité de boutique: autrement l'unité ne serait plus à
vendre.
Geste spectaculaire et donc pétri d'occulte aussi, puisqu'occulter, c'est fort exactement mettre en
scène (quoi sinon?). Geste en quoi aussi bien se tient tout le spectacle, car vous pouvez chercher, il
n'y en a pas d'autre.
Rite ! Fascination, obsession puis hypnose de l'ombre du nombre, où s'enracine tout Pouvoir,
puisque régner c'est toujours compter sur des redites, et qu'obéir au fond, c'est toujours répéter.
Beauté de la logique que cette répétition dont le spectacle tire son effectivité soit déjà là, paraphant
l'acte de naissance des choses. Ainsi dès l'aube, voit-on la fée du désenchantement tisser
laborieusement son voile, cette sorte de vérité dont la vertu ne tient que d'être répétée souvent.
A l'envers, c'est tout simplement la séparation à l'oeuvre. Autrement dit le coeur de la religion
même, ce coeur qu'elle s'arrache à l'instant, dont elle désigne l'ombre à la vindicte, comme lui étant
chose toute extérieure, "Mal", "Ennemi" et "Diable, et en effet le prince de ce monde, par
construction, dans l'exacte mesure où la religion règne.
Aussi peut-on dire indifféremment, selon que l'on prend la chose de fesse ou de farce, que le mal est
le côté excrémentiel du religieux, ou bien que le religieux est le côté excrémentiel du mal. L'un dans
l'autre, l'excrément n'étant pas ce symbole de la monnaie que devina si mal un Freud, mais plutôt la
monnaie elle même, c'est à dire ce mouvement imaginaire où la séparation est à la fois posée et
niée.
L'institution de Dieu n'a pas d'autre source, moyen, ni but que la profanation du monde, c'est à dire,
sa transformation en truc, en travail, en chose, bref en déchet. Il n'y a jamais eu d'autre sacrilège
que celui ci, inaugural, dont se constitua le sacré. Tout autre n'en est jamais que la répétition, c'est à
dire au mieux, la caricature.
Il y a bien de la légèreté à oublier que consommer et consumer ne sont devenus si cousins que
d'avoir fréquenté ensemble la même Eglise, dont ils sortirent tous deux sonnants et trébuchants àl'unisson.
Que l'autel soit l'ancêtre direct de l'étal, se devine aisément à leurs communes morphologies. Cela
seul aurait du faire voir combien l'un n'est rien d'autre qu'une évolution plus aboutie de l'autre.
Le temps fuit, emportant avec lui la vie qui l'enlace. Rien ni dans l'un ni dans l'autre qui se laisse
saisir et ou s'atteigne autrement que par la poésie ou la mystique, c'est à dire immédiatement, au
mépris de tout lien, au delà de toute espérance, ou pas du tout.
Pareillement l'art au fond de son puits à merveilles, ne connaît ni ne veut connaître ni dimanche ni
jours ouvrés. Il n'est que de cet emmêlement de patience et de passion, de fureur et d'entêtement de
l'alchimiste à son fourneau, sans passé ni attente, sans égards ni pitié pour ses propres cendres, et
sans autre projet que l'or tout proche d'une lucidité qui croît et pousse sans temps mort.
Tout cela participe bien trop du présent pour ne pas se connaître don.
Il en va tout autrement du sacrifice, du meurtre s'il faut l'appeler par son nom, démonstration
notable de la vie par l'absurde, acte indéfiniment manqué d'où l'essentiel chaque fois échappe.
Echec fondamental, inaugural, et certitude certes, mais d'avoir tout manqué, tristesse de la vie
envolée d'ou bée soudain le désert d'un passé sans présent, sans présence, ne laissant sur la plage
qu'une seule vie, privée.
Et l'expérience en outre a ceci d'idéal et d'heureusement pédagogique d'être répétable à volonté.
L'assurance disais-je, la puissance du nombre donc, l'industrie, presque.
Et puis lentement l'ombre qui sourd de ce qu'il faut absolument taire, la honte, qu'il faut absolument
parer d'écrans, de fumées, de parfums et de voiles, de peur que ne s'évente l'échec piteux sur quoi se
fonde tout ce lourd tralala, et que vient escorter à propos le sémillant cortège de la pudeur, de
l'occulte et du mystère.
Oui. Il en va tout autrement du meurtre, où le présent brusquement se fissure en un avant et un
après, d'où émergent toutes les imaginations du corps, l'évidence manipulable de la chose. La
matière, qui n'est rien d'autre que cela.
Le meurtre, rase gratis, et c'est tout un dimanche, la fin des hésitations, du danger, de l'incertitude.
La paix. Plus sûr, plus fiable qu'un cadavre, cherchez si vous voulez, vous ne trouverez pas.
Oui. Le meurtre, enfin, dont naît toute assurance, non point celle d'une communauté - secrètement
ruinée par un affreux soupçon - mais celle du partage. Qui que ce soit, quoiqu'il advienne de ce qui
tombe et qu'on dépèce, chacun des survivants pourra en emporter un petit bout chez soi en souvenir,
témoin que l'on se passe et se repasse dans cette complicité jaune de ceux qui restent sachant si fort
qu'ils l'ont échappée belle. Oui. Le crédit déjà, dans son aspect le plus exact, celui des créditeurs
dépeçant le failli !
Il faut convenir que l'aboutissement logique du religieux - c'est à dire de la réitération indéfinie de la
séparation qui le constitue, comme de celle du dépeçage destiné à en distribuer rituellement l'image
profane autant que concrète - ne pouvait guère être autre que le genre décomposition où nous avons
le douteux privilège de vivre.
Il ne s'agit pas simplement du signe ou du symptôme de la barbarie, mais de cette fracture de l'unité
du temps qui est la barbarie de l'abstraction elle même, de quelque "matérialisme" qu'elle se voile.
Il s'agit très précisément de cette goutte de sang intellectuelle que toute l'eau de la mer ne saurait
jamais suffire à laver.
Pourtant, quelque monstrueux qu'en soient les ravages et l'histoire, il n'y a jamais rien eu là d'autre
qu'images. Et c'est assez prouver ce vrai qu'ils nous dénient, à savoir que les images sont de ce
monde et quelle est leur puissance, où s'hallucine – comiquement désormais – le réalisme –
bourgeois, y en eut-il jamais d'autre – en des sommets qui dépassent de fort loin les timides hauteurs
du World Trade Center.
Ecrans, fumées, parfums et voiles ! Poussifs et poussièreux poncifs de cette fracture où
s'engouffrent toute force et toute beauté. Nous qui sommes du coeur de l'image savons bien mieux
que ces redites. Les amants du temps sans couture ne vivent pas de préalables. Dans chacun des
recoins du sinistre théatre, laissons sans faire de bruit fourmiller nos merveilles.