Miroirs

Tout a commencé le jour où Zazie et moi nous sommes demandés ce qu'on voyait à l'intérieur d'une sphère métallisée. Pour répondre à cette question, nous avons d'abord essayé une approche directe et physique. Zazie est allée acheter deux demies sphères de plastique à Vienne, mais n'a pas trouvé la peinture métallisée dont nous avions besoin. Plusieurs mois plus tard à Paris, nous avons en vain recherché cette peinture dans les boutiques de fourniture pour artistes de Montparnasse. De toutes manières, il nous fallait aussi trouver une méthode pour éclairer la sphère de l'intérieur, car à l'intérieur d'une sphère non éclairée, nous étions tous deux certains qu'il fait parfaitement noir. Une autre question résiduelle consistait à imaginer une manière de regarder à l'intérieur de la sphère sans trop perturber les phénomènes

Nous en étions là de nos investigations lorsque jouant avec le logiciel Bryce (Logiciel de modélisation en 3 dimensions), j'ai imaginé de recouvrir une sphère et un cube de texture argentée. A ma grande surprise, j'ai constaté qu'un des objets que j'avais modélisés dans la scène mais qui n'était pas visible sur l'écran se reflétait dans la sphère et dans le cube métallisés. Ce constat me bouleversa tant que je dus m'en ouvris à mon jeune fils qui passait dans la pièce où je travaillais, que la chose émerveilla tout autant que moi. “Tout de même, tout de même, lui dis-je au bout d'un temps de réflexion, ce logiciel n'est pas parfait, car il y a des objets qui devraient se refléter dans ces miroirs et qui pourtant n'y sont pas...” “Lesquels ?" dit-il étonné. “Nos têtes ! " dis-je, en riant.

Dans les minutes qui suivirent, Zazie à Vienne fut mise au courantpar e-mail de cette petite découverte, et entreprit aussitôt l'exploration systématique des possibilités entrevues. En moins de deux semaines, elle avait tant fait et notre champ d'investigation s'était si considérablement étendu que nous avions totalement oublié notre question initiale, recouverte qu'elle se trouvait alors de tant de réponses à des questions que nous n'avions pas même osé imaginer nous poser un jour. Travaillant avec le degré d'ordre et de méthode caractéristiques des investigations surréalistes, Zazie avait en effet résolu graphiquement les questions épineuses de la réflexion d'un cube dans une sphère - example -, d'un cone dans une sphère -example -, et même celle de la réflexion d'une sphère dans une sphère - example - qui est si suggestive d'un point de vue érotique. Elle avait poussé le raffinement des jeux sur les éclairages jusqu'à ce que les scènes qu'elle concevait ne consistent plus qu'en reflets et rien d'autre, les réalités reflétées s'étant poliment retirées dans l'obscur. - example

Quelques mois plus tard, la furie des miroitements et des reflets s'étant depuis longtemps apaisée au profit d'autres expérimentations, Michel Zimbacca au Café surréaliste de Paris me soumit une question qu'il se posait depuis longtemps : que voit-on dans deux miroirs plans disposés seuls face à face. Le mot “seuls” est ici le coeur de la difficulté, car autrement, la réponse est connue de tout un chacun. Mais Michel, plus que par le jeu des reflets sans doute, était hanté par cette douceur spéciale que l'on pressent s'emparer des choses en l'absence de tout observateur humain, si bien qu'il lui semblait que la logique interdisait totalement qu'il fut répondu à sa question. J'étais évidemment d'un tout autre avis car je savais bien que dans un environnement de simulation un peu sophistiqué, on peut éclairer sans être gêné par le reflets des lampes et photographier sans se soucier de l'encombrante présence d'une caméra. Zazie prévenue dans la demie heure suivante se mit au travail à Vienne, mais comme je lui avais mal exposé les détails de la question de Michel, elle ne construisit pas le modèle adéquat et ce beau problème, comme celui de la sphère resta longtemps ouvert, béant sur notre paresse.

Comme j'ai coutume de le dire, les problèmes ne valent pas tant par eux mêmes – passé l'excitation première, rien qui ait l'air bête comme l'homme qui vient de résoudre un problème - que par les transformations qu'ils apportent à notre perception du monde. La question de Michel finit donc par creuser son chemin, telle une taupe, d'abord au sein d'images qui par le jeu des angles de vues s'enrichissaient de toutes les sortes de tricheries auxquelles les reflets invitent, puis par la suite au travers d'une problématique inattendue. Une nouvelle version du logiciel Poser (logiciel de modélisation en 3 dimensions des corps humains) était apparue, et les possibilités ouvertes par les travaux des équipes de Metacreations avaient fortement séduit Zazie qui s'adonnait à la création de scènes tridimensionnelles habitées de silhouettes humaines en tous genres - quoique majoritairement féminin. Au bout d'un moment les miroirs de toutes formes ne tardèrent pas à réapparaître dans les images d'Zazie, les corps traversants les miroirs - example - et s'y mêlant de toutes les manières possibles. - example.

Les choses en restèrent là – si j'ose dire – jusqu'au moment où Zazie décida de se lancer dans l'exploration des fonds sous-marins simulés, l'esprit et les yeux totalement nus, sans masques, ni palmes ni bouteilles, et l'on vit alors que par une courbure inouïe de l'espace, le ressac des vagues pouvait envahir les profondeurs. - example - Quelques semaines plus tard, l'idée nous vint évidemment de plonger des miroirs dans l'eau et de voir ce qu'il en advenait - example.

Quelques mois plus tard, alors qu'une panne informatique me privait d'ordinateur, d'Internet et de presque tout contact quotidien avec Zazie, j'essayais de d'adoucir mon malheur dans le café internet le plus proche. Drôle de café au demeurant, car la rue du Vertbois n'est pas des plus cossues, et fréquenté donc par une jeunesse à l'allure banlieusarde et glauque, inattendue au centre de Paris et qui s'entretuait avec autant d'ardeur que d'humour par logiciels interposés. Je dois dire que la dite jeunesse m'avait accueilli très aimablement en dépit de mes allures hors d'âge et m'appelait par mon prénom dès ma seconde apparition, démontrant à tout sociologue tant soit peu attentif que les “incivilités” dont l'esprit policier du siècle nous rebat sans cesse les oreilles ne viennent pas du côté qu'on dit. Alors que je m'interrogeais sur l'origine d'odeurs un peu interlopes – quoiqu'aisément identifiables - au sein de ce havre de liberté à l'atmosphère protégée par une interdiction de fumer rigoureusement respectée, Zazie m'annonça qu'elle était entrée dans la sphère et m'en fit parvenir les preuves par e-mail. J'en fus si secoué que je ne pus m'empêcher d'appeler le tenancier du lieu – aux 20 ans récemment sonnés - à partager mon émotion, ce qu'il n'eut nul besoin de se forcer pour faire. Absolument bouleversé il m'avoua qu'il tâtait un peu lui même de la chose graphique digitale, me demanda avec quoi Zazie avait fait ça, et dans les secondes qui suivirent avait rallié sa machine et explorait le site du distributeur du logiciel pour s'enquérir des conditions et des prix...Après quoi, Zazie m'expliqua sa démarche, précisant que l'intérieur d'une sphère vide n'offrait rien de bien palpitant – quoique – mais qu'il en allait tout différemment dès qu'on s'avisait de la peupler d'autres formes métallisées ou lumineuses... Certes.- example

Les choses en sont là et les amants qui ne tiennent qu'à un fil continuent d'explorer la sphère de verre que leur fit Jérôme Bosch, sphère aux parois de mercure désormais où se déploient des chemins inconnus et inouïs où le réel calculé vient ravager les formes du pensable.

Pierre Petiot