Le Navigateur de la Félicité (sélection)

Ébauche d’une cavalcade, le paysage démarqué par d’épais nuages rougeâtres, frôlant un bois étriqué de sapins, tient dans une petite trousse de maquillage. Telle est l’inspiration, lorsqu’elle s’introduit, la langue arquée, dans le mécanisme léger de l’attente. Les souffles de l’amour s’amoncellent impatients en deçà des sommets qui irradient la chaleur nécessaire pour que les bouches féminines les plus belles s’abandonnent à l’estocade du gland ; les souffles de l’amour prêts à mettre en pièces les bas de soie, soigneuse démarcation, entre les pics neigeux – hauteurs que seule atteint la dame aimée – où la pensée étrangère est un serpent oublié au fond d’une poterie millénaire.
Et malgré le faux-fuyant des filles vierges encore, jaillit le triple caractère du masque esquimau. Secoué, il résonne comme une tirelire quasiment vide, rumeur sublime de cigale, sous le châle translucide de l’aube polaire.
Dans une petite trousse de maquillage, la douce pluie de fin d’été dilue les traits de craie rouge qui tentaient de reproduire une caravane de chercheurs d’or, signe d’interrogation sans direction, dévastant la belle luxuriance amazonienne ; la douce pluie de fin d’été s’écoulant comme la lave dans un réveille-matin secoué par sa sonnerie irrépressible, jet de lettres impalpables que ma fenêtre illumine lorsque j’éteins la lampe.
D’amour éveillé
Le buisson où a rêvé ma dame
En devenant bourgeon de nélombo
Dans ses mains le ciel plumage qui a oublié le vol
Est l’un des quatre boutons qu’il faut dégrafer
Pour que ce ciel sorte du lit
Laisse admirer un nuage attardé un vol sombre
En quête d’un faîte d’infini
Ou de fierté.
L’intérieur de la tasse de thé fumant, dont le bord supérieur est une toiture palpitante d’ardoise baignée par l’astre que tes yeux réfléchissent en cillant, c’est là qu’un désert quelconque intervient pour distribuer les cartes. Certaines fleurent la cannelle, le romarin, la rosée, et d’autres sont écornées par des becs d’oiseau de paradis, ou ont été plongées pour les décolorer, par une nuit de pleine lune, dans une flaque en passe de s’envahir d’étoiles. Tandis que le regard fait des nœuds avec la distance, apparaît, sur le divan constellé, une cuisse. L’ombre de sa propriétaire recueille de ses deux main, à la naissance du pied, le bas qui en passant par la cheville se défait. L’ombre l’a voulu, l’hiver sera rigoureux. Du règne minéral à l’extension en prairie ondulée, où les cyprès courbent leur taille en sens contraire au vent pour célébrer le soleil initial d’un instrument à cordes mis en place comme une dame mûre qui se flairerait un poignet souvent baisé – ondes. Sur un pont-levis englouti par un flot de pâquerettes, la cuisse réapparaît. Elle commence à se réfléchir fragmentée, c’est une parole lentement articulée sur les cordes de l’infini, un arpège de chair tendue par une lune insistante, une palpitation de mer proche, une révérence insolente charmante des quatre éléments, quatre boutons qui me paraissent dénués de fondement. L’aube arrive, défaisant les plis acoustiques de la jupe salée. Ondes.

Une locomotive déraillée, envahie par d’énormes champignons. Une étreinte de dames écrasées. Une exposition de photographies érotiques dans un bois où règne le sépia. Une jeune fille aux yeux cernés assise dans son fauteuil favori tourne le dos aux feux d’artifice – le paysage se complétant d’un hippocampe qu’elle porte comme une lavallière et d’un ciel noir d’hiver – IRRÉSISTIBLE. La parole articulée en éventail de syllabes aux branches repliées. Se savoir parcouru par le fil de la tradition la moins connue des archivistes de l’Histoire, en zigzag. Avec les index et les pouces former un cœur transparent. La nuit se laisse alors dérober une lanterne, une lettre d’amour, tant mordue et baisée que n’en émanera en fin de lecture qu’un arôme de crayon sur le point de défaillir. Le timbre-poste dilué – les ruines du château de La Coste sous la neige – Où serait le théâtre aux soixante fauteuils que Donatien fit construire, où serait son alcôve au matelas indéformable ? La parole amour en éventail aux branches repliées se subjugue elle-même, imitant la courbe de l’onde de la langue qui pénètre en zigzaguant entre les soies tièdes les coutures, la berge écumante du jupon qui déjà n’est plus. L’occasion de boire la première gorgée de thé, dis-je... Le navigateur de la félicité est une cheminée fumante, dans la portion illuminée du rideau. L’oiseau avant de disparaître de mon regard a voulu imiter la page où j’écris. Planifiant l’encre il se liquéfie en ailes disposées à m’aider. Cause de variété chez ces créatures plumeuses encore plus surprenantes si on les découvre la nuit. Ainsi l’inspiration. L’horizon met de l’ordre. Le hasard mérite d’être sondé dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Il faut tâter la rive de velours froissé qui – certains parmi nous le savent – l’accompagne dans son méandre, et aussi les tensions où la grammaire prend l’eau comme un énorme paquebot le jour de son baptême, tâter les hochements de tête soudains contre l’hilarité du journal matinal, et aussi notre conscience de la parole du prochain, de sa félicité en de rares occasions de sublime voilure transparente. Ô cœur ! Le rideau court derrière l’ombre qui le mène.

D’amour éveillé le rêveur s’invente une série de parallèles qui seront croisées par les plaisirs de son aimée. Ces parallèles sont des miroirs qui permettent une contemplation prolongée sans se ternir, ce sont des lumières qui couvrent la page blanche, après être arrivées suspendues à un son quelconque, à une interrogation très ancienne, à un appel téléphonique attendu, lumières de nuit reflétées, révélées dans les pas inconnus, se rendant allez savoir où – de nulle part vers nulle part – tant est grande l’énigme qui les entoure ! Le même oiseau ou peut-être un autre, revient après son envol. Cette fois-ci avec un autre de même élégance. L’espace d’un instant le ciel bleu clair s’est partagé en se dédoublant, noyant le double virage dans l’éther, comblant à la vitesse de l’apparition d’un parfait équilibre que mon regard rompt, pour agencer quelques mots, les adéquats, des morceaux de l’image qui auparavant durent rester intacts dans l’Absolu. Le même oiseau ou peut-être un autre, revenant après son envol, cherchant sa ration quotidienne d’immensité. En éventail aux branches repliées.

Alejandro Puga