La fissure de l'instant

 
 
En 1912, il arrive à Duchamp une aventure qui doit fatalement advenir à quiconque joue avec la chronophotographie, à savoir se demander ce qui se passe entre deux images d'une série chronophotographique.   

Mathématiquement, cela revient à se demander ce qui se passe entre zéro et un. La réponse, mathématique, telle qu'elle m'a été donnée par un ami à qui j'avais posé cette délicate question est "tout dépend dans quelle suite". Elle se fonde essentiellement sur le fait que l'ensemble des nombres réels peut être construit à partir de l'ensemble des suites (séquences) de nombres rationnels, qui sont eux mêmes construits à partir de couples d'entiers. Cependant, dans le cours de cette construction, une propriété des nombres entiers se perd. Tout entier a un unique successeur. Cela n'est pas vrai d'un nombre réel. On ne peut pas déterminer ce qui vient après un nombre réel. Plus précisément, il existe entre zéro et un une infinité non dénombrable d'histoires racontables à l'aide d'une infinité dénombrable de mots [*]. Ce qui fait une quantité de contes vraiment considérable.   

Et il faut ajouter à cela qu'il existe autant de nombres entre zéro et un (ou un quelconque segment de l'ensemble des nombres réels) que dans l'ensemble des nombres réels tout entier.   

Duchamp exprime graphiquement cette situation dans "Le Roi et la Reine entourés de nus vites" (1912). On peut voir assez facilement que Duchamp ajoute d'abord la profondeur de la perspective classique à la pure linéarité de l'écoulement du temps telle qu'elle est exprimée dans les tableaux précédents. Les deux instants où les clichés sont pris, son représentés par le Roi (aspect statique, associé au passé) et la Reine (aspect dynamique, associée au futur). Entre les deux, des nus circulent comme le vent, comme la vie, comme la main de Duchamp sur l'échiquier.   

Cependant, "Le Roi et la Reine entourés de nus vites" (1912), ne montre pas comment on passe du Roi à la Reine. Il indique simplement la prise de conscience de Duchamp que "la vraie vie est ailleurs" (A. Rimbaud). Duchamp poursuit donc l'investigation dans "Le Roi et la Reine traversés par des nus vites" (1912), qui montre le passage des nus (de la vie) du Roi à la Reine. La solution n'est pas très satisfaisante, car elle ne fait que montrer la continuité du mouvement qui transforme le Roi en la Reine, ce qui ne peut pas s'appeler un progrès.   

Duchamp tente ensuite une synthèse dans "Le Roi et la Reine traversés par des nus en vitesse" (1912), qui superpose graphiquement les deux approches, puisqu'on y voit clairement la trajectoire des nus du Roi vers la Reine, et l'intervention d'une trajectoire de nus transverse qui vient alimenter la précédente d'une rencontre. Autrement dit, l'architecture microscopique du temps telle qu'elle apparaît dans ce tableau est celle d'une rencontre. Schématiquement, le Roi parvient à se transformer en Reine du fait de l'interaction aléatoire de deux trajectoires qui n'était pas révélé par les clichés successifs de la chronophotographie.  On retrouve une préoccupation  similaire - sinon identique - dans "Rencontre de deux hommes..." (1954)  de Matta.  

L'analyse de la continuité temporelle qui conduit Duchamp est celle même du paradoxe du têtard. On sait qu'il est en général aisé de différencier un têtard d'une grenouille. Il est en revanche beaucoup plus délicat d'identifier l'instant précis où le têtard devient grenouille. Chez Duchamp, cette problématique s'énonce par une image beaucoup plus riche, puisqu'elle se traduit par une étude rapprochée du passage de la vierge à la mariée (à la Reine) particulièrement fine dans "Vierge n°1" (1912) ou l'on voit assez clairement la vierge se transformer en mariée par effet tunnel, puis un peu moins clairement dans "Vierge n°2" (1912) et "Mariée" (1912). Mais au bout du compte, "La Mariée mise à nu par les célibataires" (1912) donne la clé de la perspective de Duchamp à ce moment précis, et aussi la clé principale du Grand Verre, qui comme on verra en aussi a beaucoup d'autres.   

Il est assez facile d'entrevoir que ce qui sépare la Vierge de la Mariée est exactement de même nature que ce qui sépare le virtuel et l'actuel. Une vierge, ce n'est vraiment pas grand-chose, ce n'est même pas un espoir. Dans son essence, ce serait bien plutôt la négation même de l'espoir. La vierge n'a pas de commune mesure avec la mariée. La mariée c'est l'effectivité soi même. C'est une toute autre puissance que ce genre de fissure dont à Delphes on faisait oracle. La mariée qu'elle soit ivre ou pas, ne dit pas l'histoire, elle l'est  

La démarche de Duchamp dans cette série de toiles n'est pas très différente d'approches utilisées en Mathématiques:   
1 - prenez un instant   
2 - si vous voyez nettement une vierge, appelez l'instant (a)   
3 - si vous voyez nettement une mariée, appelez l'instant (b)   
3 - tant que vous n'avez pas un instant (a) et un instant (b) reprenez en (1)   
4 - prenez un instant entre (a) et (b) et reprenez en (2)   

On sent bien que, pourvu que les capacités qui permettent de différencier une Vierge d'une Mariée ne fassent pas défaut, et pourvu que l'on puisse répéter la démarche résumée ci-dessus "à l'infini", on peut espérer approcher l'instant où la Vierge devient Mariée d'aussi près qu'on veut [1]   

"La Mariée mise à nu par les célibataires" (1912) résume le mouvement correspondant à ce processus. On y voit la Mariée - c'est à dire la créativité en acte - éblouissant de sa splendeur réelle les deux fantômes célibataires qui s'évertuent infiniment à la dépouiller de la peau morte de ses emballages successifs.   

Mais l'opération effectuée par Duchamp avec "La Mariée mise à nu par les célibataires " (1912) qui consiste à focaliser la perspective sur l'instant où le potentiel devient actuel est transposable en fait à n'importe quel instant. Cela signifie qu'à partir de 1912, Duchamp est conscient du fait que n'importe quel instant peut fournir le point de fuite d'une perspective temporelle, ce qui est un constat de quelques conséquences.   

Cette propriété était déjà vraie en fait dans le domaine spatial, puisque dans la perspective classique n'importe quel point - ou presque - peut aussi servir de point de fuite. De sorte que ce qui est obtenu est bien l'un des éléments nécessaires d'une généralisation du concept de perspective à l'espace-temps.   

Cependant, le fait d'avoir choisi comme point de fuite le moment où le potentiel se transforme en actuel, c'est à dire le moment de l'effectivité de la décision constitue renversement des conventions de la perspective classique, puisque dans la perspective classique, l'effectivité est au premier plan, tandis que le potentiel est à l'horizon.   

Ceci a conduit assez naturellement la perspective classique à des développements de nature morale [2], c'est à dire à des tableaux dans lesquels l'instant du choix est au premier plan. Intuitivement, on peut penser que l'inversion de perspective opérée par Duchamp devrait conduire à faire apparaître au premier plan le possible, le potentiel. Et on va voir que c'est bien ce que l'œuvre de Duchamp met en évidence. L'accent dans l'œuvre de Duchamp s'est bien déplacé du déterminé vers le libre.  

Une question connexe de l'extension de la perspective au temps consiste à se demander ce que devient la notion d'horizon dans un contexte temporel.   

Dans la perspective classique, l'horizon représente l'ensemble points de fuites qui peuvent être atteints à partir de la position courante du spectateur. Il faut se représenter à quel point l'horizon est déterminé par la nature des déplacements possibles du spectateur, dans des conditions par ailleurs fixes. Et en particulier l'horizon est contraint par le fait que l'espèce humaine se déplace le plus souvent sur une surface, c'est à dire dans deux dimensions. Certains tableaux d'Escher [2a] montrent à quel point nous pouvons être désorientés et ce que peut devenir la notion d'horizon, dès lors que l'espace des possibles est régi par des mouvements en trois dimensions.   

Dans une perspective temporelle, il faudrait en principe représenter le devenir des choses. Mais comme le monde est supposé être plus ou moins déterministe, le devenir des choses est une trajectoire, et non pas un horizon. La notion de trajectoire ayant été épuisée par les études précédentes de Duchamp ("Nu descendant un escalier N°1") il n'y avait guère à y ajouter, à moins...   
A moins de se rendre compte que les trajectoires sont déterminées parce que les conditions des trajectoires sont déterminées [3]. La restitution d'une notion d'horizon qui intègre le point de vue temporel mène donc à modifier le contexte, c'est à dire l'arrière plan lui même. Autrement dit à montrer ce qui se passe lorsque le contexte change. Mais ceci est très exactement ce qui est permis par l'emploi du verre, ou, ce qui est équivalent quoiqu'avec une portée plus restreinte, et dans une perspective cubiste inversée, par la réalisation d'un ready-made  

Un autre point de vue conduit à se rendre compte que la mécanique est une géométrie en quatre dimensions. Cela signifie que la représentation concrète d'une "scène" en quatre dimensions peut se faire simplement en mettant en œuvre, en faisant fonctionner un mécanisme. A partir de ce constat, il devient clair que l'approche du réel ne peut plus se faire uniquement par des moyens picturaux ordinaires. Il devient nécessaire d'utiliser le médiateur par excellence de l'effectivité du connu dans le réel, à savoir l'instrument, la chose, la machine. Duchamp avait déjà tenté cette approche en déshabillant un "Moulin à café " de l'intérieur en 1911.   

"Je considère la peinture comme un moyen d'expression, et pas du tout comme le but exclusif d'une vie, de la même façon que je considère la couleur comme un simple moyen d'expression et non comme le but de la peinture. En d'autres termes, la peinture ne doit pas être exclusivement rétinienne ou visuelle ; elle doit intéresser aussi la matière grise, notre appétit de compréhension... Je n'ai jamais voulu me limiter à un cercle étroit et j'ai toujours essayé d'être aussi universel que possible" " [MD entretien avec Sweeney] [in AS-P31] 
 

 
 
 
 
 Notes 

[*] - L'histoire suivante, due à Martin Gardner donne un bon aperçu de la situation : un martien arrive sur la Terre, et annonce son intention d'enregistrer la totalité de l'histoire du monde. Et il se met en devoir de digitaliser les livres, les enregistrements sonores, les films, les bandes vidéo, etc... Enfin tout ce sur quoi il peut mettre la main. Cela prend un certain temps, évidemment, mais au bout du compte, il obtient un nombre binaire extrêmement long, certes, mais rien de plus. Ensuite, il met un zéro suivit d'une virgule devant ce nombre binaire, et il obtient donc un nombre du type 0,000110101111... C'est à dire une fraction binaire, qui de plus est comprise entre zéro et un. Il retourne alors à son vaisseau spatial et prend une barre faite d'un métal spécial appelé " invar " . Sur cette barre il inscrit une marque très précise qui divise la barre dans la proportion exacte définie par la fraction binaire qu'il a obtenue. Puis il met cette barre sous son bras, et s'en retourne sur Mars, ayant enregistré la totalité de l'histoire terrestre en une seule et unique marque. 

[1] - Mais on voit aussi ce que la démarche a d'artificiel. Le passage de la Vierge à la Mariée est irréversible, et en conséquence, la démarche est inapplicable en fait. Il faut ajouter l'hypothèse que l'on peut répéter l'expérience dans les mêmes conditions indéfiniment. 

[2]Il est aussi possible que la perspective classique se soit développée à partir de l'importance préexistante d'un point de vue moral sur le monde. 

[2a] - "La Profondeur" Gravure sur bois 1955, "Equipartion spatiale cubique " Lithographie - 1952, ou même "Saint Pierre", gravure sur bois 1935, et "La Tour de Babel ", xylogravure, 1928. 

[3] - Mais on sait bien que la connaissance de la détermination des conditions initiales n'est jamais parfaite, et que cela ne va pas sans quelques conséquences. Et on sait aussi que les conditions qui suivent les conditions initiales ne sont pas nécessairement mieux définies, et qu'en outre, le mouvement réagit sur lui même.