Il
n'est pas très difficile de démontrer l'intérêt
initial de Duchamp pour une perspective temporelle. Il suffit de regarder
ses oeuvres, et si le doute pouvait encore subsister, d'écouter
Duchamp lui-même: "Mon problème était
le cinétisme - le mouvement - et eux [les cubistes] n'en firent
même pas mention, parce qu'ils n'utilisaient pas le mouvement dans
leurs toiles. Le cubisme est un non-mouvement" [M.D.] [in A.S. P27]
Le cubisme se présente d'emblée comme
une nouvelle approche du problème de la perspective, et donc tout
comme la perspective classique, il suppose une certaine représentation
du mouvement. Pourquoi Duchamp en vient-il à dire que le cubisme
est un "non mouvement" ?
La perspective
classique suggère le mouvement
de l'esprit, elle lui ouvre un espace, un champ d'action. Et c'est précisément
dans cette liberté qu'est le piège. L'esprit peut - il doit
- changer d'objet, errer de ceux du premier plan à ceux de l'arrière
plan, il doit se trouver convaincu qu'il est libre. Alors que dans les
faits, il ne l'est que de choisir parmi les objets qu'on lui présente.
Dans la représentation classique, l'esprit peut danser comme il
veut, pourvu que tous ses chemins le mènent au point exact déterminé
par l'auteur
Le cubisme
est une perspective dont le centre est l'objet. Il désigne et indique
une organisation de l'objet plutôt qu'une organisation de l'espace.
Il propose une représentation des divers aspects de l'objet en une
synthèse qui les intègre et les unifie mais dans laquelle
le seul mouvement de l'esprit qui reste autorisé consiste en quelque
sorte à tourner en rond autour des choses. Et en cela le cubisme
fut effectivement prophétique.
Un symptôme de cet attentat contre l'activité
- c'est à dire contre la liberté - du regard humain est illustré
par la manière dont "Nu descendant un escalier
n.2" ne fut pas exposé au salon des Indépendants:
"La veille de l'ouverture (du Salon) Gleizes pria
mes frères d'aller me demander de changer au moins le titre parce
qu'à son avis, et après concertation avec Delaunay, Le Fauconnier
et Metzinger, le tableau n'était pas cubiste au sens où ils
l'entendaient - il se situait tellement en dehors de l'axe du cubisme qu'il
leur fallait intervenir... Un nu ne descend jamais les escaliers - un nu
est au repos, voyez-vous. Même leur petit temple révolutionnaire
ne pouvait comprendre qu'un nu peut se mettre à descendre les escaliers...
Alors je n'ai rien dit. J'ai dit parfait, parfait. J'ai pris un taxi jusqu'à
l'exposition, j'ai pris mon tableau et je l'ai emporté. Il ne fut
donc jamais exposé aux Indépendants de 1912, bien qu'il figure
au catalogue." [M .D. entretien avec Seitz] [in A.S. P26-27]
"J'envisageais
l'art sous un angle plus large. On discutait à l'époque de
la quatrième dimension et de la géométrie non Euclidienne.
Il s'agissait le plus souvent de points de vue d'amateur... Mais malgré
toutes nos méprises, ces nouvelles idées nous libéraient
du langage conventionnel - de nos platitudes de café et d'atelier"
[M. D.] [in A. S. P35].
"Mon
but était une représentation statique du mouvement ... Sans
nulle tentative de rendre des effets cinématographiques à
travers la peinture"[M. D. entretien avec Sweeney][in A. S. P30]
Alors que la perspective classique nous capture dans
le totalitarisme d'un devenir unique, et que le cubisme nous offre l'engloutissement
final dans le trou noir de la chose, les
nus de Duchamp frémissent de tous leurs possibles. Chaque instant
de leur marche est une décision qui se lève, qui émerge
d'un vertige d'hésitations et de hasard.
Par quoi ils échappent à tous les prophètes.
Et qui sait y lire, trouvera là, énoncé
pour la première fois peut-être, un émerveillement
radical devant l'étonnante improbabilité du mouvement vivant.
Ceux qui ont observé ce que coûte de patience et d'entêtement
à un nouveau-né la précision d'un geste, ceux qui
ont vu une fois le glissement tremblant d'une amibe se dessiner sur fond
de mouvement brownien, ceux là savent que l'effectivité du
mouvement de la vie repose sur un bien étrange miracle.
Et il n'y a pas de doute quant à la lucidité
de Duchamp à cet égard. Il n'est que de le lire: "
par la perspective (ou tout autre moyen conventionnel canons...), les lignes,
le dessin, sont " forcés " et perdent l'à peu près
du "toujours possible... " " [M. D. note 33][in AS-P49]. Pas
plus qu'il n'y en a quant à son intention d'employer tous les moyens
pour émanciper la perception - et donc le mouvement - y compris
par le refus de toute perspective: "Pour moi,
il y a quelque chose de plus que oui, non ou indifférent - c'est
- par exemple - l'absence d'investigation de ce genre " [Lettre de Marcel
Duchamp à Breton Bibl. 74, p.33] [in A. S. P50]
Alors
que dans la perspective classique le temps est pris de front, dans la cinétique
de Duchamp, il traverse la toile, il ne piège plus, il passe. Alors
que la perspective cubiste est centrale, tous les regards et toute l'absence
d'esprit se trouvant s'abîmer dans l'objet, la peinture de Duchamp
est d'emblée réflexive, le sujet n'est plus un objet mais
le dépouillement même de tout objet: un nu qui tente de penser
son propre mouvement.
La
peinture de Duchamp ne représente rien, ce n'est pas un théâtre,
ce n'est rien, rien vraiment.
Juste, un homme qui marche. |